COMMENT LE NORD BROIE LE SUD


Du cash, toujours plus de cash, à distribuer à des actionnaires insatiables, telle est la motivation des entreprises géantes mondiales de l’économie financiarisée.

Il y a naturellement une violence fondamentale dans cet objectif. Il faut bien en effet qu’il y ait quelque part quelqu’un ou quelque chose qui fasse l’appoint, des variables d’ajustement comme on dit. Ce sont les hommes, les peuples, l’environnement, à qui ce rôle résiduel est dévolu. Et plus on est faible et pauvre, sans défense ni défenseur, plus on doit subir. C’est ainsi que le Nord broie le Sud.

Les mécanismes de l’oppression

Fait nouveau dans l’histoire : désormais la production des biens et services ne compte plus pour elle-même mais pour son rendement financier. Certes c’est de la production qu’on tire le profit, mais pour le maximiser il faut à tout prix augmenter la valeur ajoutée et amenuiser la part des ayants droit à sa répartition autres que les actionnaires. La solution est simple : comprimer la masse salariale et imposer aux États des allègements de charges fiscales et sociales.

Comprimer la masse salariale, cela s’obtient par une pression sur les salaires (ceux des grands PDG exclus évidemment), par une réduction des effectifs salariés, par la flexibilité de l’emploi, et par le chantage à la délocalisation vers des pays à main-d’œuvre abondante et bon marché.

Dans ce jeu, les salariés du Nord ne sont pas épargnés. En revanche, les travailleurs des pays du Sud devraient se réjouir de voir arriver des emplois supprimés au Nord, mais les salaires sont bas et, comme la main-d’œuvre est abondante, personne ne peut protester. Ainsi des travailleurs peuvent connaître la promotion, si l’on peut dire, de la misère antérieure à leur embauche à la pauvreté de salarié précaire. Ce passage précaire de la misère à la pauvreté leur permet rarement de vivre dignement avec leur famille.

Contenir la fiscalité, cela consiste à obtenir des allègements de charges. L’idéologie des grands prédateurs veut que les dépenses sociales et administratives doivent être à la charge des citoyens, non à la leur. Une autre manière de faire, c’est d’imposer des dispenses d’impôts lors d’une implantation d’usine. Pour faire vivre leur région, des conditions extrêmement favorables sont consenties par les pouvoirs publics.

C’est encore plus vrai dans les pays du Sud. Pour attirer des investissements ils ont souvent élaboré des codes particulièrement avantageux pour l’investisseur. Ils se privent ainsi d’une ressource budgétaire qui améliorerait l’état du pays. Au total c’est souvent un marché de dupes, car les profits tirés de l’activité industrielle sont réexportés. 

Un autre mécanisme, c’est la libéralisation du commerce. Le credo américain à propos de l’aide aux pays pauvres tient depuis longtemps en trois mots : « trade, not aid ». Du commerce, pas d’aide. Le libre commerce, c’est l’inspiration de l’Organisation Mondiale du Commerce. Celle-ci a pour objectif de lever par la négociation les entraves à l’expansion commerciale. Elle est apparemment démocratique : un pays adhérent, une voix. Ce serait parfait s’il n’existait pas côte à côte des géants et des nains. Les pays puissants y font aisément la loi. Idéalement, tous les pays devraient lever les barrières douanières. Ce serait la ruine pour les pays les plus pauvres qui ont besoin de protéger une industrie balbutiante.

Le mécanisme du commerce international tel que prévu par le texte fondateur devrait être utile pour tous. À condition que tout le monde joue le jeu. Or les pays du Nord élèvent des barrières non douanières qui entravent les importations en provenance des pays pauvres. Ils subventionnent leurs productions agricoles : céréales, viandes, alimentaire ou minérales, leur prix mondial est déterminé à tout instant dans des Bourses du Nord - Londres surtout, Chicago, New York, un peu Paris et Singapour (pour le caoutchouc). Ces prix n’ont cessé de diminuer sur le long terme. De plus ces matières premières sont rarement traitées dans le pays de production ou d’extraction, les pays riches se réservant l’essentiel de la valeur ajoutée par la transformation. Plus perverses encore, des barrières sont établies aux frontières des pays riches sous prétexte de non conformité sanitaire.

Une autre façon d’écraser les pays pauvres, c’est la gestion de la dette. La dette a été mise en place dans les années 70. Après les chocs pétroliers des années 70, les producteurs ont regorgé d’argent, placé dans les banques occidentales. Que faire de cet argent ? Les banques et les États riches ont alors fortement suggéré aux pays pauvres d’accélérer leur développement en s’endettant. Erreur fatale pour son remboursement, la baisse des cours des matières premières, la libéralisation du commerce, la corruption et la mauvaise gouvernance des élites politiques des pays pauvres, tout cela a rendu le remboursement si difficile que certains pays sont en quasi faillite, en tous cas étranglés. Ils ne peuvent rembourser leur dette, qui devient perpétuelle, ni obtenir de nouveaux crédits pour leur développement. Les créanciers ont alors imaginé des mécanismes d’allègement et d’étalement dans le temps. Quelques pays en ont fait bon usage, mais ils sont rares. Pour les pays vraiment étranglés, le Fond Monétaire International, où la part de pouvoir de chacun est proportionnelle à sa puissance, impose « le consensus de Washington », consistant en un « programme d’ajustement structurel ». Il s’agit de faire des coupes dans les dépenses publiques (éducation, santé, logement, aide sociale), d’éliminer les subventions aux produits de première nécessité, d’abolir le contrôle des prix, de geler les salaires et de privatiser les services publics. La conviction du FMI est que si les pays sont endettés au point d’être acculés à la faillite, c’est qu’ils vivent au dessus de leurs moyens. Qu’est-ce que cela veut dire quand la majorité du peuple vit (?) avec moins de deux dollars par jour ? C’est scandaleux car les pays du Nord sont aussi terriblement endettés – la France par exemple et plus encore les États-Unis – mais ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes la potion amère qu’ils imposent aux pauvres. 

Enfin, il y a la spéculation financière. L’argent dégagé par le profit est destiné par les actionnaires à des placements qui leur rapporteront à leur tour autant de %. D’où le gigantisme des sommes destinées à des placements qui sont échangées d’une Bourse de valeurs à une autre à raison de quelque 1500 milliards de dollars chaque jour. La libre circulation des capitaux fait partie de la déréglementation du crédit aux États-Unis à partir de 1980. Elle est due aussi à la prodigieuse montée en puissance du courrier électronique. La versatilité des actionnaires (souvent les fonds de pension américains, anglo-saxons ou japonais) peut conduire à des krachs affectant les Bourses de plus petits pays et à des attaques contre leur monnaie. Dans un passé récent, cela s’est produit, en chaîne parfois, dans plusieurs pays en voie d’émergence. Après un coup pareil, les habitants du pays doivent se serrer la ceinture alors même qu’ils n’y sont pour rien et n’ont jamais tiré bénéfice de la spéculation boursière. 

Tels sont les mécanismes d’oppression économique et financière des pays les plus pauvres. Mais la réalité est plus complexe : en économie moderne, tout réagit sur tout et réciproquement et cela ne peut se décrire globalement en quelques lignes.

L’ensemble des mécanismes forme ce que l’on nomme la mondialisation. En soi elle est une bonne chose. Pour la première fois dans l’histoire, on raisonne humanité totale sur une planète unique. Dans les discours médiatiques et politiques cependant, elle est réduite abusivement à l’économie et la finance. On oublie alors que la mondialisation concerne aussi les domaines de la culture, de l’environnement, de la recherche scientifique et technique, de la géopolitique, de la guerre et de la paix, des droits humains, de la démographie etc.
La seule chose que l’on puisse valablement porter au crédit de ce système, c’est son efficacité à produire plus et toujours plus. Mais il ne sait pas distribuer équitablement cette performance. 

Les dégâts dûs au système

Les dégâts humains dans la pauvreté de masse sont considérables. Vivre sans revenu régulier et sans espérance dans un bidonville des grandes capitales du monde des pauvres, c’est un sort atroce. Il faut avoir vu, entendu et respiré un bon moment avec ceux qui vivent ainsi pour le comprendre un peu, au prix d’un haut-le-cœur. Ce n’est pas alors un spectacle médiatique pour spectateur blasé, mais bien la réalité sordide.

Ce qui fait le minimum de la dignité humaine est hors d’atteinte pour la moitié de l’humanité. L’incroyable entassement urbain dû à l’exode de paysans impécunieux favorise la genèse d’endémies que l’on n’a pas les moyens de combattre. L’épidémie du SIDA ravage certains pays mais les médicaments de contention sont trop coûteux et la communauté internationale, qui a déclaré la guerre à ce fléau, rechigne à tenir ses engagements financiers. Quant aux firmes pharmaceutiques, pour s’assurer leurs marchés, elles cherchent à entraver la fabrication par les pays pauvres eux-mêmes de médicaments génériques. Dans le monde culturel, le monde entier est soumis à l’impérialisme de Hollywood. Par sa séduction, il met à mal l’identité culturelle des peuples qui n’ont pas les moyens de s’exprimer, et les conduit à renier leur patrimoine. La diversité culturelle du monde s’effrite. L’islamisme est aussi une réaction contre le message véhiculé par Hollywood.

Les dégâts écologiques, eux aussi, sont considérables. Ils commencent à affleurer dans la conscience des résidents de pays riches, qui n’en sont pas exempts. L’exemple type, c’est la forêt. Les forêts primitives sont mises en coupe réglée sans replantation sur tous les continent. Leur disparition entraîne des modifications climatiques ou hydrographiques qui peuvent aboutir à des catastrophes comme l’actualité le montre : sécheresse et inondations, tsunami... Pour l’instant ce sont surtout les pays du Sud qui en sont victimes puisque c’est chez eux que demeure la forêt. On doit évoquer aussi la désertification, l’épuisement des sols trop forcés, la raréfaction de l’eau ou sa qualité déclinante, l’atmosphère perturbée par les rejets industriels, la modification du régime des vents, l’épuisement de gisements minéraux et celui des ressources halieutiques, raréfiées par une exploitation inconsidérée, réduction de la diversité animale et végétale par la destruction des écosystèmes et la sélection artificielle des espèces cultivées.

Tout cela découle de l’intensité croissante de l’activité humaine, une activité qui, récemment encore, était limitée aux pays du Nord. Ils objectent pour leur défense l’effet atmosphérique des émanations de troupeaux dans les tiers mondes, pourtant nécessaires à l’alimentation de milliards de gens, ou bien que la Chine pollue l’atmosphère par l’usage intensif du charbon. C’est oublier que ce qui traîne dans l’atmosphère est d’abord le résultat de la production industrielle du Nord depuis plus d’un siècle, que le Nord refuse de se plier aux accords de Kyoto pour la réduction des rejets. Pour mémoire il faut citer cette opération cynique et injurieuse, heureusement peu effective – consistant à envoyer les ordures du Nord au Sud pour les enfouir !

Ces atteintes à l’environnement touchent surtout les populations des pays pauvres trop désemparées par le changement rapide de leur cadre de vie pour tirer parti, dans leur vie quotidienne, des conditions écologiques nouvelles.

La connivence des consommateurs du Nord

Il est juste mais facile de s’en prendre aux seules entreprises et institutions internationales pour déplorer la mauvaise volonté de vaincre la pauvreté. Mais comme résidents de pays riche qui opprime les pays de la pauvreté, nous sommes complices de ce que nous déplorons et cela est refoulé dans le fin fond de nos consciences, car remédier aux défauts du système affecterait notre statut et notre niveau de vie. On préfère généralement ne rien changer.

Nous sommes en effet des travailleurs, des épargnants, des consommateurs surtout et, à ce triple titre, nous sommes les acteurs du système.

Comme travailleurs, nous nous sentons volontiers victimes de la recherche de flexibilité par les entreprises, de la précarité, du manque d’assurance pour l’avenir. Cela nous fait parfois descendre dans la rue. Cela permet d’oublier la vie précaire des habitants misérables du Sud, qui ne bénéficient pas, eux, de protection sociale comme celles de nos pays. 

Comme épargnants, nous confions nos économies à des intermédiaires financiers avec mandat de les faire fructifier au mieux. Pour y parvenir, ceux-ci vont rejoindre la meute de ces institutions financières exigeant des rendements élevés à tout prix. Nous sommes parfois ainsi les victimes de nous-mêmes. Mais ce sont surtout les gens des tiers mondes qui sont pressurés pour obtenir le résultat, les victimes misérables du profit exigé.

C’est surtout comme consommateurs que nous portons une lourde responsabilité. Sans nos achats, le système ne fonctionnerait pas. Pour les stimuler, il lui faut les augmenter par tous les moyens. La publicité promeut des produits dont elle persuade que leur manque équivaut à un déclassement social ou à la débilité. Une explosion technologique met sans cesse à disposition de nouveaux biens superflus. Pendant longtemps la croissance a été tirée par l’électroménager de base et l’automobile. La demande est maintenant réduite au remplacement. Il faut donc trouver autre chose à vendre. L’évolution rapide du téléphone portable en est un exemple. En même temps, les prix de ces produits n’augmentent guère quand ils ne diminuent pas. L’inflation occidentale est contenue par l’exploitation à bas prix des ressources des pays pauvres et par la fabrication dans des pays à main-d’œuvre abondante et formée. 

Le plus cruel est que le spectacle de notre genre de vie soit désormais retransmis par les médias audio-visuels jusqu’au fin fond des brousses. Cela suscite une envie qui se traduit, pour les plus hardis, par les tentatives d’émigration que les riches refoulent ou utilisent comme esclaves sous-payés. C’est notre actualité du moment.

Que nous le voulions ou non, nous nous sommes donné une idole à adorer et à laquelle rendre un culte : la déesse croissance. D’elle nous attendons tout : la résolution des problèmes sociaux sans toucher à l’ordre et l’amélioration du « pouvoir d’achat », terme pudique pour dire « consommer toujours plus ». C’est en définitive les tiers mondes pauvres qui font les frais de notre mode de vie par mondialisation interposée.

On pourrait penser qu’en compensation nous soyons généreux dans la solidarité avec les plus pauvres des pays pauvres. Pourtant l’aide publique reste modeste. Encore faudrait-il s’assurer que l’aide parvienne aux pauvres. C’est loin d’être le cas car elle n’est guère désintéressée et donc la part d’aide véritable dans le total est médiocre. De plus elle est versée à des États dont les gouvernements ne sont pas toujours scrupuleux. L’aide privée par le biais des ONG s’avère souvent plus efficace mais leurs ressources sont obtenues parcimonieusement et au forceps, même dans le peuple chrétien. Leur faiblesse est une injure dont le souvenir marquera les futures générations des pays pauvres.

Le système va devenir plus violent

Le monde est livré aux seuls rapports de force. L’idéologie libérale exclut la réglementation et du coup la vie collective de l’humanité est une jungle où le fort survit aux dépens du faible. Elle est violente par nature et des milliards de gens en pâtissent, qui ne parviennent pas au minimum de dignité lié à la satisfaction correcte des besoins humains fondamentaux.

Si les choses restent en l’état, le système a toute chance d’être encore plus violent. Il repose sur l’idée que la terre est inépuisable, ce qui fut vérifié tout au long de l’aventure humaine, et que la croissance du produit matériel peut être illimitée. Mais d’ici peu d’années elle sera invalidée par l’affrontement à une barrière infranchissable : la limite de capacité de la planète Terre. La mesure que l’on prend du produit matériel, le PIB, est inappropriée car elle ne prend pas en compte les nuisances. D’autres indicateurs ont été proposés dont celui de l’empreinte écologique. De sa mesure il résulte que, depuis un quart de siècle, nous avons commencé à sérieusement entamer chaque année une part notable du patrimoine terrestre qu’on ne peut renouveler. C’est une première dans l’histoire de l’humanité.

On ne pourra donc pas à la fois poursuivre la croissance des riches, l’amélioration du sort des pauvres et l’accueil de plus de deux milliards de personnes en plus dans les pays de la pauvreté. Le système, s’il veut perdurer dans l’état, devra alors se muscler militairement ou s’effondrer. Le mieux serait que les citoyens de tous les pays inventent dès aujourd’hui les chemins d’un monde autre. C’est le slogan des altermondialistes. Un pas a été fait sous leur égide vers la mobilisation de la société civile mondiale : les forums sociaux. Des pistes sont aussi ouvertes comme « le commerce équitable ». Ces essais sont encore trop timides pour être un contrepouvoir à celui du système.

On reste alors sur une question multiple : quel pouvoir pourrait assumer à temps le respect de la planète et ses conséquences sociales, économiques et financières ? Il n’y a pas de pouvoir supranational et le système n’en veut pas. Quelles forces morales convaincront les citoyens de nos pays que la solidarité généreuse pour le développement des pauvres est leur intérêt ? Leurs rares prophéties ne sont pas relayées. Quels contrepouvoirs feront des propositions alternatives réalistes pour que cesse une oppression des pauvres du Sud favorisée par la complicité des consommateurs du Nord ?

Gabriel Marc